La Cité des musulmans

« La question musulmane doit être abordée avec toute la gravité d’une épreuve de modernité. »

Catalyseur des pires maux de l’époque, la construction du « problème musulman » affecte l’ensemble de la société française. Fruit d’un intense travail de production idéologique, cette construction alimente la stigmatisation des populations issues de l’immigration postcoloniale : l’épais brouillard intellectuel qu’elle représente fait en effet obstacle aux tentatives d’appréhender de manière rigoureuse et dépassionnée le fait musulman dans les quartiers populaires.
Afin de remédier à cette situation, Hamza Esmili retrace dans cet ouvrage la généalogie de ce « problème », des discours dénonçant les « banlieues de l’islam » au paradigme du « séparatisme islamique », en passant par la mise en place des dispositifs de lutte contre la radicalisation. S’appuyant à la fois sur la sociologie de l’immigration et l’anthropologie de l’islam, il souligne l’écart qui sépare ces représentations de la réalité de la piété redécouverte en cité. Et montre que cette réaffiliation religieuse n’est ni un résidu éphémère du procès d’intégration, ni un persistant atavisme civilisationnel, mais un phénomène inscrit dans la matérialité d’une expérience ouvrière et postcoloniale collective.

Psychologies

L’agacement suscité par des enfants bruyants ; la jalousie envers un écrivain plus célèbre que soi ; la joie de se dire « pas sur les réseaux » ; la fierté à aider une femme à monter sa poussette dans les escaliers ; la haine à l’égard d’un caissier de supermarché ; mais aussi la trajectoire d’une essayiste médiatique, la mauvaise conscience des bourgeois de gauche, la question de savoir ce qui fait tenir les exploités au travail, ou pourquoi il arrive que l’on pense, que l’on agisse, que l’on vote contre ses intérêts…
À partir de situations vécues, observées ou fictives, François Bégaudeau dissèque avec humour les affects de la société bourgeoise. Non dans le but de salir ou de ridiculiser, ni pour en tirer de grandes leçons sur l’humanité, mais pour tenter de saisir les idées obscures qui nous traversent, les ressorts parfois inavouables de nos actions, tout ce qui, échappant à notre contrôle, constitue notre part collective. L’écrivain se soumet au même examen féroce que ceux qu’il observe. Ni meilleur ni pire, il est lui aussi un matériau social.

Faut-il se passer du numérique pour sauver la planète ?

Dans les années 1970, une poignée d’illuminés de la Silicon Valley caressaient le rêve d’en finir avec le socialisme, la régulation étatique, et d’installer, au moyen de la technologie, le règne sans partage de l’entreprise privée. Ce rêve, les seigneurs du numérique sont aujourd’hui en passe de le réaliser. Les « Big Tech » contrôlent en effet une marchandise devenue au cours de la dernière décennie la plus précieuse de toutes : les données des milliards d’utilisateurs de leurs services. Par le monopole qu’elles exercent sur la connaissance, elles nous ont propulsé dans l’âge « techno-féodal » du capitalisme.
Le pouvoir qu’elles détiennent n’est donc plus seulement économique, il est aussi politique. Que faire face à ces mastodontes soutenus par de puissants États ? Dans ce livre, Cédric Durand nous invite à dépasser l’anxiété provoquée par ces nouveaux maîtres du numérique pour leur opposer une alternative. C’est une lutte rude mais nécessaire, car il est possible de mobiliser ces technologies pour construire une société émancipée et résoudre la crise écologique.

Provincialiser l’Europe

“Provincialiser l’Europe, c’est chercher à déterminer comment la pensée universaliste est toujours déjà modifiée par des histoires particulières.”

L’Europe n’est plus le centre du monde. Pourtant, les catégories de pensée et les concepts politiques occidentaux continuent de régir les discours produits sur les mondes non occidentaux, perpétuant l’idée selon laquelle l’histoire de l’ensemble des sociétés humaines devrait être lue au prisme de l’évolution de ce continent. Or le capitalisme n’a pas réussi à unifier l’humanité. S’il s’est mondialisé, il ne s’est pas universalisé. D’où la nécessité de provincialiser l’Europe, autrement dit de reconnaître que l’appareil scientifique occidental ne suffit pas à comprendre nombre d’éléments des sociétés et des cultures des pays du Sud.
Dipesh Chakrabarty montre dans ce classique de la pensée postcoloniale que le temps historique est pluriel, que les sociétés participent de temporalités hétérogènes constitutives d’une multiplicité irréductible de manières d’être au monde. Ce faisant, il invite à penser la diversité des formes que peut prendre la modernité politique ainsi que des futurs qui se construisent aujourd’hui.

L’Héritage politique de la psychanalyse

« Il faut admettre que les formations libidinales réactionnaires peuvent parfaitement coexister avec les formations libidinales révolutionnaires, et réciproquement. »

La psychanalyse n’a pas toujours été l’école de la résignation qu’elle est devenue. Sa mue conservatrice, qui conduit soignants et patients à se focaliser sur les maux privés des individus, n’avait rien d’inéluctable. Elle résulte en effet d’une double limitation : de l’inconscient au refoulé, et du refoulé à l’Œdipe. Pour que la psychanalyse cesse d’être un outil de reproduction de l’ordre social et redevienne une école d’espoir, il faut donc la désœdipianiser, la recentrer sur le réel – c’est-à-dire, bien souvent, sur le politique.
Restituant les débats passionnants qui ont contribué à cette opération de recentrage, Florent Gabarron-Garcia propose dans cet ouvrage une critique en règle du psychanalysme, cette orthodoxie qui, assimilant toute forme de pensée critique à un discours « hystérique », aboutit inéluctablement à sa pathologisation. Il montre au contraire comment une attention soutenue au lien inextricable qui unit les histoires des personnes et la grande Histoire peut rendre à la clinique sa portée subversive, et transformer le sentiment de fatalité en désir de révolution.

La Combinatoire straight

« Je n’aborderai pas le cas de tous·tes les enfants. Je veux me concentrer sur des enfants au sort beaucoup plus incertain, des enfants « flottant·es », qu’on dit souvent être des « accidents ». Leur sort souvent cruel contredit frontalement les discours enchantés sur l’enfance et l’affirmation selon laquelle toute naissance serait une bénédiction. »

La combinatoire straight est un outil original pour repenser les liens entre le développement du capitalisme et la colonisation européenne du continent « américain », marquée par le génocide des populations autochtones et la traite esclavagiste. Concrètement, la combinatoire straight régit « qui se marie avec qui, et à qui appartiennent les enfants ». Mais, dans ce processus colonial, l’imposition de nouvelles logiques de race et de genre vient compliquer l’équation classique. Car tout le monde n’a pas le droit à l’union matrimoniale légitime ni à la filiation. De multiples stratégies sont à l’œuvre pour (faire) produire la nouvelle population qui occupera le continent et travaillera dans les mines, dans les champs, dans les armées ou dans les bordels. Le viol colonial et esclavagiste, mais aussi le viol incestueux ou dans les pensionnats tenus par l’Église, jouent là un grand rôle.
En analysant en profondeur les liens entre colonialisme, violences sexuelles, métissages forcés et bâtardise, Jules Falquet nous montre comment la combinatoire straight moderne-coloniale a produit le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui.

La constitution au XXIe siècle

Les constitutions ont bonne presse. Associées à des marques de progrès, elles nourrissent depuis leur apparition les imaginaires politiques des peuples aspirant à l’émancipation. L’histoire du constitutionnalisme est pourtant bien loin du récit que l’on en fait communément. Les textes constitutionnels n’ont en effet jamais eu les vertus qu’on leur prête : plutôt que de favoriser le progrès social et l’égalité, ils ont le plus souvent été des outils de domination. Malgré leur rhétorique séductrice, ces écritures sont en effet impuissantes à faire advenir les idéaux qu’elles proclament. Incapables de limiter le pouvoir des intérêts constitués, elles ont avant tout servi l’affirmation d’une rationalité économique indifférente au sort des populations, sous couvert de défense de l’État de droit et des libertés.
Retraçant l’histoire de l’écriture des constitutions et de leurs effets, Lauréline Fontaine propose dans cet ouvrage une critique novatrice de ce fondement des sociétés libérales. Elle montre que l’ère de l’homo constitutionalis, entamée au XVIIIe siècle, est celle de la foi dans une religion qui dessert le plus grand nombre, en maintenant les peuples à distance de l’exercice du pouvoir.

Brouillards toxiques

« Chère petite Yvonne. Tu imagines sans peine dans quels sentiments j’ai été ce matin, quand j’ai appris par les journaux qu’un brouillard empoisonné s’étendait sur la Belgique et le nord de la France, qu’il paraissait s’avancer vers Paris… Je songe à notre Pierrot, si exposé aux crises d’asthme… C’est une histoire abominable. J’attends avec impatience de savoir ce que diront les journaux de demain. Ici, il y a aussi un peu de brouillard, et la température est plutôt douce. Que n’êtes-vous tous auprès de moi, loin de cette Europe où traînent encore les miasmes et les gaz de la guerre ! »

Du 1er au 5 décembre 1930, un brouillard épais se répand dans la vallée de la Meuse, non loin de Liège. Hommes et bêtes sont profondément affectés lors de sa survenue, et ils sont nombreux à y laisser leur vie. Après sa dissipation, des experts tranchent : « le seul brouillard » est responsable. Pourtant, sur place, nombreux sont ceux à incriminer les émanations des usines de la région, l’une des plus industrialisées d’Europe. Un an plus tard, des experts du parquet rendent d’autres conclusions : la consommation massive du charbon et les composés soufrés des émanations industrielles sont mis en cause.
L’exceptionnalité de l’événement est cependant attribuée à la prédisposition des corps et aux conditions météorologiques particulières de cette première semaine de décembre 1930. Mais comment du « charbon » en vient-il à participer à la production de brouillards et à rejoindre ainsi, jusqu’à tuer, les poumons de ceux qui se sont retrouvés contraints de le respirer ? Ces liens « charbon-brouillards toxiques-poumons » n’ont rien d’évident. C’est à tenter de reconstituer les conditions historiques de leurs constructions que s’attache cet ouvrage. En considérant cette catastrophe dans le temps long nécessaire à sa production ; en suivant la piste des matières de sa constitution ; en étudiant le rôle et les effets des pratiques savantes, Brouillards toxiques permet de comprendre la transformation conjointe, par l’industrialisation, des corps et des environnements et la production de nouveaux phénomènes météorologiques.

Étincelles écosocialistes

« L’écosocialisme est fondé sur cette constatation : il n’y a pas de solution à la crise écologique dans le cadre du capitalisme. »

Il n’y a pas de solution à la crise écologique dans le cadre du capitalisme. Ce qui s’y présente comme un progrès est toujours marqué du sceau de la destruction, et contribue à accentuer la rupture entre les sociétés humaines et la nature. Renverser cette dynamique implique une réorganisation d’ensemble des modes de production et de consommation de nos sociétés – autrement dit, une véritable rupture civilisationnelle. Le projet écosocialiste est l’utopie concrète qui porte cette rupture. Adossé à une vision exigeante de la planification démocratique, il entend concilier la satisfaction des véritables besoins des populations et le respect des équilibres de la planète.
Dans cet ouvrage, Michael Löwy propose une vue d’ensemble de la genèse, des enjeux et des manifestations de ce projet. Présentant ce que l’écosocialisme doit tant à la pensée de Karl Marx qu’à celle de Walter Benjamin, il en déplie les implications à la fois politiques et éthiques – au premier rang desquelles se trouve l’existence d’un lien intime entre lutte contre la marchandisation du monde et défense de l’environnement, résistance à la dictature des multinationales et combat pour l’écologie.

Pierre Clastres

« L’histoire des peuples qui ont une histoire est, dit-on, l’histoire de la lutte des classes. L’histoire des peuples sans histoire, c’est, dira-t-on avec autant de vérité au moins, l’histoire de leur lutte contre l’État. » (Pierre Clastres)

Penser les sociétés dites « primitives » non pas comme des sociétés sans État mais comme des sociétés contre l’État, telle est la révolution copernicienne opérée par Clastres dans le champ de l’anthropologie politique.
Au côté de James C. Scott et de David Graeber, Clastres est une des figures éminentes de ce qu’il est convenu d’appeler « l’anthropologie anarchiste ». Pour cette dernière, il s’agit avant tout de s’intéresser aux sociétés qui ont constitué des mécanismes de résistance à la verticalisation du pouvoir et qui se sont employées à limiter le risque de voir apparaître des institutions autoritaires et des rapports de domination.
Dans nos sociétés à État, à l’heure où les formes du contrôle étatique et de la dépossession politique se renouvellent et s’intensifient, la pensée de Clastres constitue une ressource inestimable pour qui s’interroge sur notre consentement à la domination et sur les moyens de nous rendre ingouvernables.

Sensationnalisme

« Il est contre-intuitif, pour des intellectuels, de trouver essentiel et utile, politiquement, de bavarder, voire de consommer le flux sensationnaliste qu’offrent les médias. »

Qu’ont en commun la presse people et les chaînes d’information en continu ? Les highlights sportifs et les magazines de faits divers ? Toutes ces productions culturelles sont sensationnelles, elles captent leur audience par le frisson. Né au XVIIIe siècle, le paradigme sensationnaliste s’est largement diffusé avec l’avènement des médias de masse et de la publicité. Ainsi est-il devenu la cible de critiques faciles, qui identifient ses manifestations à un bavardage trompeur et superflu faisant obstacle à l’émancipation de leur public. Rien n’est plus faux. Consubstantiel à la démocratisation des sociétés, le sensationnalisme accompagne l’extension de la sphère de la délibération et préserve en quelque sorte les citoyens de l’angoisse de la décision permanente. Parce qu’elle fait constamment circuler le plaisir de la simple présence, parce qu’elle intensifie le sentiment d’actualité, mais aussi parce qu’elle fait l’objet d’un dénigrement rituel, cette culture de l’insignifiance et de la superficialité se révèle un puissant vecteur de cohésion sociale. Par là même, elle rend vivable la double injonction, proprement moderne, à l’individualisme et à la grégarité.