Rimbaud, la Commune de Paris et l’invention de l’histoire spatiale*

« Tout, chez Rimbaud – sa jeunesse, sa classe sociale, ses origines provinciales, son extrême ambivalence face à l’idée de trouver une vocation ou de fonder un foyer, sa haine de l’ »être poète » –, suggère que l’on ne saurait le comprendre seulement en lisant son œuvre. Il faut essayer de comprendre les personnes et les choses qui l’entouraient, et de l’envisager, lui, non comme un corps individuel mais comme une personnalité à moitié fondue dans la masse. Comme quelqu’un qui arpentait plusieurs mondes à la fois, quelqu’un à qui « plusieurs autres vies semblaient dues », quelqu’un qui, dans cette conjoncture historique particulièrement instable, où les travailleurs parisiens avaient pris en main leur orientation politique, fit le choix, du moins pendant quelques années, d’écrire de la poésie. À la différence de Flaubert et de Mallarmé, la vie de Rimbaud ne fut pas une vie d’artiste. »    K.R.

Kristin Ross

Kristin Ross est professeure de littérature comparée à la New York University. Elle a publié en français Rouler plus vite, laver plus blanc. Modernisation de la France et décolonisation au tournant des années soixante (Flammarion, 2006) et Mai 68 et ses vies ultérieures (rééd. Agone, 2011), et L’Imaginaire de la Commune (La Fabrique, 2015).

Culture et matérialisme

La première traduction française de Raymond Williams se voudrait une introduction à un versant bien spécifique des cultural studies, envisagées comme théorie matérialiste de la culture. La pensée de Williams constitue un effort permanent pour articuler travail théorique – dans un dialogue avec la tradition marxiste – et projet d’émancipation. Ce recueil n’est qu’une brève introduction à cette œuvre prolifique, mais il en présente les multiples directions et objets, de l’analyse des mouvements d’avant-garde à la réélaboration des notions centrales de la pensée marxiste, en passant par l’examen de l’imaginaire propre à la ville capitaliste. Les cultural studies n’ont cessé d’étudier la culture, pour Williams il s’agit également de la transformer.

La France et le procès de Nuremberg

Le procès de Nuremberg (1945-1946) est devenu un symbole, celui d’un grand événement de justice internationale qui a permis d’affirmer que l’idéologie nazie en action ne devait pas rester impunie, qu’elle relevait d’une nouvelle incrimination : le crime contre l’humanité. Alors que l’historiographie de Nuremberg est avant tout anglo-saxonne, le travail d’Antonin Tisseron met la focale sur la France. Il montre notamment l’étendue de l’impréparation de la délégation française. Elle arrive sans documents, ne comprend pas les logiques du droit anglo-saxon, refuse la notion de crime contre l’humanité. Tatillonne, elle ennuie même les autres acteurs du procès. Et pourtant, elle joue un rôle important en inscrivant le procès dans une tradition humaniste remontant aux Lumières. Elle fait venir des témoins à la barre, quand les Anglo-Saxons ne jurent – ou presque – que par les documents écrits : Marie-Claude Vaillant-Couturier impressionne en évoquant les camps et la destruction des juifs. Enfin, elle tient à montrer que les nazis ne peuvent se soustraire à leur responsabilité. Si le procès de Nuremberg est un moment judiciaire, il s’inscrit dans une histoire plus vaste. Antonin Tisseron nous rappelle que ce n’est nullement l’évidence qui a permis à cette justice d’exister mais un long travail de tractations politico-juridiques entre les Alliés dans lequel les Français de Londres ont joué un rôle central. De même, le procès de Nuremberg est un espoir pour ses défenseurs, avant d’être emporté par la guerre froide et la décolonisation, deux événements qui font basculer dans l’ombre un verdict devenu inutile voire menaçant. En ce temps où le devenir victimaire généralisé conduirait à plaindre ceux-là mêmes qui acquiescent au pire, où la justice internationale reste un objet en construction, le procès de Nuremberg a des enseignements à nous livrer.

Être un peuple en diaspora

« Des individus, des groupements, un parti politique, le Front national, parlent d’une “crise d’identité” : une menace pèserait sur “l’identité de la France”. Cette formulation s’est frayé un chemin dans une partie plus large de l’opinion qui ne saisit pas les conséquences néfastes que peut avoir sur le jeu normal de la démocratie l’idée que la nation serait une “personne” dont la culture ou le visage auraient une permanente uniformité. […] Or, si elle est collective, l’identité, pour être nationale, doit tenir compte du caractère éminemment changeant de la population et de la culture nationales. Une nation doit pouvoir s’élargir, se diversifier, emprunter et prêter à d’autres cultures, sous peine de s’étouffer et de perdre, non seulement son rayonnement mais aussi sa vitalité. Il est aberrant de figer la nation dans une identité, terme qui ne convient qu’à la personne ou à un ensemble de personnes qui se reconnaissent entre elles. Aussi peu justifiée est l’expression “identité de la France”, aussi justifiable peut l’être l’identité des Français, des Bretons, des musulmans de France, des Tziganes, etc., dont l’appartenance à un groupe entrecroise d’autres appartenances au gré des circonstances et du choix des individus. »

Richard Marienstras

Richard Marienstras (1928-2011) était un spécialiste mondialement reconnu du théâtre élisabéthain. Juif laïque de gauche, il fonde en 1967 le Cercle Gaston-Crémieux, aux côtés de Pierre Vidal-Naquet, pour « promouvoir une existence juive diasporique sans inféodation à la synagogue ou au sionisme ».

Qu’est-ce que la subjectivité

Sartre s’attaque d’un côté au « subjectivisme », qui assimile le sujet à la conscience qu’il a de lui-même, et, de l’autre, à l’« objectivisme », vulgate du matérialisme dialectique, qui ne voit dans la subjectivité que le reflet ou l’expression d’une position de classe, qui dissout le subjectif dans l’objectif et réduit les êtres humains au statut de personnages inconsistants, incarnant sous des visages divers de grandes structures impersonnelles. Sartre veut au contraire montrer comment la subjectivité est indispensable à la connaissance du social. On retrouve ici sa méthode caractéristique, consistant à serrer au plus près son objet, à travers des analyses de cas : il étudie tour à tour l’ouvrier antisémite, l’amour chez Stendhal, l’anarcho-syndicalisme, l’hémianopsie, et même… la personnalité de Michel Leiris ! Saisir la subjectivité, c’est comprendre comment les conditions objectives sont intériorisées et vécues, et c’est se rendre capable d’expliquer comment peuvent se constituer des formes de praxis collectives. La subjectivité est un « universel singulier », produit de l’histoire, structure indispensable de l’histoire, et invention de possibles.

Jean-Paul Sartre

Jean-Paul Sartre (1905-1980), philosophe, dramaturge et romancier, fut l’un des grands intellectuels du XXe siècle. Il est notamment l’auteur de L’être et le néant (1943), de Critique de la raison dialectique (1960) et de L’idiot de la famille (1971-1972).

Les Habits neufs de la politique mondiale

La démocratie libérale, comme forme sociale et historique, est en train de mourir, sous les coups de deux mouvements a priori antagonistes : le néolibéralisme et le néo-conservatisme. Le premier fonctionne d’abord comme une rationalité politique, un mode de régulation générale des comportements, et le second lui est devenu nécessaire. Car si le néolibéralisme est l’ensemble des techniques de contrôle d’autrui et de soi par accroissement plutôt que par diminution de la liberté, la liberté y sera d’autant plus sûrement autolimitée qu’elle se trouvera moralisée – c’est là la fonction du néolibéralisme. Au-delà d’une telle analyse, Wendy Brown pose la question d’un avenir pour la gauche, qui passe selon elle par un travail de deuil : deuil d’une conception du pouvoir comme souveraineté, deuil d’un horizon de rupture politique défini dans la logique démocratique-libérale, mais aussi deuil d’une radicalité qui prend trop souvent la forme d’un désir de purification morale.

Murs

En ce début du XXIe siècle, des murs sont construits frénétiquement aux quatre coins du monde. Alors que le siècle précédent avait prétendu se clore sur la promesse d’une ère d’échanges et de prospérité, des tensions nouvelles sont apparues, entre la fermeture et l’ouverture, l’universalisation et la stratification. Et ce monde qui se pensait en termes de flux n’a cessé de mettre en place des filtres et des dispositifs, largement dématérialisés, de surveillance et de contrôle. Dans ce contexte, que peuvent bien signifier ces murs terriblement concrets, d’acier et de béton, grillagés ou couverts de barbelés, sortes de survivances d’un autre âge ? S’ils se révèlent largement inefficaces sur le plan fonctionnel, leur pouvoir discursif, symbolique et théâtral est incontestable. Là où l’interprétation dominante en déduit que ces murs sont les symptômes d’États-nations renforcés, Wendy Brown y décèle au contraire un déclin avancé de la souveraineté étatique. Celle-ci s’efface au profit d’entités désormais plus puissantes : le capital et la religion.

Hal Foster

Hal Foster est un célèbre critique et théoricien d’art, il est éditeur de la revue October et enseigne l’histoire de l’art moderne à l’université de Princeton. Son livre Le Retour du réel. Situation actuelle de l’avant-garde, a été traduit en français aux éditions La Lettre volée.

Médias contre médias

La société du spectacle travaille à définir les contours de la réalité légitime. Elle donne une image respectable aux dominations de classe et sélectionne les agents qui, d’affrontements factices en consensus postiches, en gouvernent la reproduction idéologique et matérielle, à bonne distance des perturbations populaires. Ainsi se forme l’hégémonie culturelle.
Le développement d’Internet change la donne : la multitude s’approprie les moyens de se représenter, les paroles installées essuient le feu des critiques, des contre-discours d’information émergent. Diffusant leur propre récit des événements, les mobilisations sociales débouchent parfois sur des révolutions. Les médiations traditionnelles, contrôlées par la bourgeoisie du verbe, sont prises à revers. L’espace public s’ouvre au conflit. Mais déjà le pouvoir recompose son oppression, transformant les libertés numériques en leurres : ici pour vendre, là pour espionner, ailleurs pour réprimer, toujours dans le but de dissuader les pratiques dissidentes qui commencent à se répandre sur la toile. La guerre de mouvement reprend son cours. Son issue sera politique.