Marcel Duchamp et le refus du travail

Dans l’abondante littérature consacrée à Duchamp, la thèse de Maurizio Lazzarato détonne : l’œuvre duchampienne ne s’oppose pas à l’institution artistique et ne se situe même pas à l’intérieur de l’art ; elle témoigne d’un refus pur et simple de faire de l’art et de se comporter en artiste. Ce refus possède de profondes conséquences. L’« anartiste » Duchamp vise les assignations sociales et l’accent trop souvent placé sur la production, dans le culte du génie comme dans l’apologie du travail en général. Il s’inscrit dans la continuité du mouvement ouvrier, qui fut aussi un non-mouvement : un arrêt de la production suspendant les rôles, les fonctions et les hiérarchies de la division du travail. L’« action paresseuse » duchampienne ouvre dès lors sur une autre éthique et une autre anthropologie de la modernité : en s’attaquant aux fondements du travail, elle cherche à opérer une transformation de la subjectivité, à inventer de nouvelles techniques d’existence et de nouvelles manières d’habiter le temps.

Évasion du Japon

La décennie 1960 est une période d’intenses bouleversements dans l’histoire du cinéma japonais. L’heure est à la libération sexuelle, à la contestation politique, aux mouvements citoyens contre la pollution industrielle : climat libertaire propice aux irrévérences, dont le monde cinématographique se fait comptable à travers une série de scandales. Mais l’accès du pays à la prospérité au tournant des années 1960, célébrée en grande pompe par les Jeux Olympiques de Tokyo de 1964, semble dissiper cette angoisse, entraînant les cinéastes de la nouvelle génération vers d’autres modèles théoriques et esthétiques, aptes à rendre compte de la nouvelle société de consommation et de communication de masse. C’est cette grande mutation qu’Évasion du Japon propose d’explorer.

Lénine

Cette biographie claire, concise et sans complaisance s’intéresse au lien étroit entre les analyses de Lénine et son engagement politique. Issue de recherches pionnières, elle contient une documentation iconographique inédite qui permet de découvrir le leader d’Octobre avec sa famille et ses proches, ainsi qu’au sein de la société russe et du mouvement socialiste international. Elle propose une nouvelle lecture de son rôle dans l’avènement d’une révolution, qui nécessitait certes l’énergie de la multitude, l’impulsion d’un parti organisé, mais aussi une vision stratégique originale. Cette vision coïncide avec ce que Lars T. Lih appelle un « scénario héroïque », tentative de dépasser l’apparente contradiction entre la sobriété analytique du socialisme européen et l’horizon messianique du populisme russe : pour Lénine, le prolétariat, inspiré par son parti, doit se placer à la direction du peuple, dans sa marche vers la liberté politique et vers le pouvoir. Ce scénario romantique guide l’action de Lénine lorsqu’il construit le parti social-démocrate et sa fraction bolchevique en Russie, lorsqu’il se bat pour affirmer leur leadership sur la classe ouvrière, en dépit des conditions de la clandestinité, lorsqu’il incite le prolétariat à se porter à la tête des paysans pour renverser l’autocratie, enfin lorsqu’il appelle les ouvriers à s’emparer du pouvoir pour une révolution socialiste qui ne pourra se poursuivre qu’avec l’aide des travailleurs des autres pays. Face aux difficultés, Lénine ne cesse d’affiner sa perspective.

Lars T. Lih

Lars T. Lih est un chercheur indépendant. il est l’auteur de Bread and Authority in Russia, 1914-1921 (University of California Press, 1990) et de Lenin Rediscovered. What is to Be Done in Context (Brill, 2005), ainsi que de nombreux articles sur le mouvement révolutionnaire russe.

L’Énigme révolutionnaire

Si l’on en croit de nombreuses analyses médiatiques, scientifiques ou profanes des révolutions en cours, du monde arabe à l’espace postsoviétique, de la Grèce à l’Espagne, en passant par l’Amérique latine, la révolution est terminée. Pire : si elle est terminée, c’est en fait qu’elle n’a jamais eu lieu. Ceux qui y ont cru, ceux qui continuent d’y croire, sont des dupes, victimes d’une propagande d’État. L’objet de ce livre est de penser l’objet « révolution en cours », de construire son concept au ras de l’expérience, en rupture avec les approches sociologiques surplombantes. D’où un double parti pris : penser la révolution à partir des subjectivités qui s’y façonnent, dans un brouillage des identités sociales – c’est précisément ce brouillage qui explique l’incompréhension de la sociologie face à ce qui se joue dans des processus révolutionnaires ; ensuite, penser la révolution à partir non d’un exemple, mais d’un cas – celui du Venezuela contemporain. Un cas, dans la mesure où il est susceptible d’éclairer d’autres « révolutions en cours » et de rendre intelligible les rapports à soi, au politique et au temps qui s’élaborent dans ce type de processus. L’ouvrage ne se veut ni un ouvrage théorique sur le concept de révolution, ni une étude sur le Venezuela. Il se situe dans un entre-deux pour tenter de repenser la place et le statut du concept de révolution et ainsi, de percer à jour « l’énigme révolutionnaire ».

Petit manuel de critique

Désormais délestée de son autorité, à la portée de tous, la critique se cherche une nouvelle légitimité dans le monde 2.0, où chacun se livre à la compétition des goûts et à la passion des hit-parades.
En examinant d’un point de vue à la fois phénoménologique et pragmatique pourquoi la critique du goût n’est pas un supplément à l’expérience esthétique mais en est proprement constitutive, cet essai tente, par des exemples pratiques et avec Schiller, Hume ou Dewey de dégager des éléments de méthode pour partager notre « pulsion » critique sous l’horizon d’une communauté différentielle. Il s’agit donc de mettre à nu ce qu’on appelle « goût » en vue de mieux communiquer notre expérience du monde et d’établir des principes critiques au-delà du seul domaine de l’esthétique. Où l’on verra qu’une « bonne » critique est toujours créative et qu’au contraire de l’évaluation des performances qui règne dans l’ordre néolibéral, son rôle politique est d’ajourner infiniment la conclusion, c’est-à-dire la condamnation.

Le Mirage numérique

Dans ce livre incisif, Evgeny Morozov nous invite à résister à ce qu’il appelle le « solutionnisme », croyance largement partagée, des hackers aux makers, en passant bien sûr par les couloirs de la Maison blanche : la tendance à voir dans la technologie numérique une panacée universelle, qui résoudra tous nos problèmes, des plus banals (trouver un restaurant) aux plus complexes (éradiquer la pauvreté et les inégalités). Les services de renseignement furent pionniers dans ce domaine : se désintéressant des racines historiques et politiques du terrorisme, ils le traitèrent comme un simple problème d’identification de suspects et de récolte d’informations en continu. Surtout, du renseignement à la vie quotidienne – et retour ! –, un nouveau système de gouvernance s’installe : la « régulation algorithmique », qui menace, plus que notre vie privée, nos libertés mêmes. A-t-on encore besoin de lois quand on dispose de capteurs numériques qui analysent notre comportement ? Et, tandis que l’« informationnalisation » de la société rend l’individu totalement transparent, l’État et les multinationales sont quant à eux libres de poursuivre tranquillement leurs desseins, dans la plus grande opacité. Contrairement à ce que certains prédisaient, les nouvelles technologies n’ont altéré ni les rapports de pouvoir ni la concentration au sein du système capitaliste: elles pourraient même, à brève échéance, les renforcer. La technologie est donc devenue une affaire beaucoup trop grave pour être laissée aux informaticiens, aux entrepreneurs et aux gouvernants.

Evgeny Morozov

Evgeny Morozov est un chercheur indépendant, spécialiste des nouvelles technologies. Il écrit  régulièrement dans le Guardian, The Nation ou The New Republic. En France, ses textes sont parus dans Slate, Le Monde, Le Monde diplomatique. L’un de ses ouvrages a été traduit : Pour tout résoudre, cliquez ici  (FYP, 2014).

The Wire

Diffusée sur la chaîne HBO entre 2002 et 2008, The Wire (Sur Écoute en français) est l’une des plus fascinantes et des plus originales séries de l’histoire de la télévision. Elle commence comme n’importe quelle série policière : une unité spéciale est créée pour démanteler un réseau de trafiquants de drogue. Mais l’opposition entre policiers et dealers s’efface bientôt, le spectateur s’apercevant que l’intrigue n’est qu’un prétexte pour montrer un espace et une population d’ordinaire invisibles à l’écran. Espaces et personnages s’agencent peu à peu pour produire une image globale de la ville de Baltimore et révéler des rapports d’interdépendance insoupçonnés (sur un mode qui peut rappeler Zola, et surtout Balzac). En outre,  fait inédit à la télévision, The Wire s’articule sur un système de personnages à géométrie variable, qui se passe de héros individuel.
Que ce soit sur un plan spatial ou narratif, la série privilégie donc les structures et agencements collectifs au détriment des individus. Elle porte un regard à la fois englobant et singularisé sur la société néolibérale, pose la question de l’action individuelle et collective dans un monde marqué par un dégré extrême de stratification sociale et tente de repolitiser l’espace privatisé, aseptisé et standardisé de la télévision.
Ce livre est le premier ouvrage français consacré à The Wire. Composé d’autant de textes que la série a eu de saisons – cinq, plus un bonus -, il étudie celle-ci dans sa progression, afin de ne pas faire de distinction artificielle entre la « forme » et le « fond », entre son esthétique et ses thématiques sociales. Il fonctionne ainsi sur deux niveaux, à la fois comme une introduction et comme une théorisation plurielle de la série.

Collectif composé de : Emmanuel Burdeau, Grégoire Chamayou, Philippe Mangeot , Mathie Mathieu Potte-Bonnevi

Ouvrage édité en coédition avec Caprici

Breaking Bad

Breaking Bad, Série blanche est le premier ouvrage français consacré à la série télévisée créée en 2008 par Vince Gilligan pour la chaîne américaine AMC. L’histoire est simple : le jour de ses cinquante ans, Walter White, ex-génie devenu professeur de chimie dans un lycée d’Albuquerque, apprend que, atteint d’un cancer du poumon, il n’a plus que quelques mois à  vivre. Pour payer son traitement et subvenir aux besoins de sa famille après sa mort, il décide de fabriquer et de vendre, en secret, les meilleures métamphétamines de tout le Nouveau Mexique. Une spirale s’est enclenchée, l’homme ne reviendra jamais en arrière. Cinq saisons plus tard, le débonnaire professeur est devenu un monstre sanguinaire. Breaking Bad est d’abord l’itinéraire d’un survivant transmué en surhomme, le portrait moral et politique d’un homme qui passe, inexorablement, de l’autre côté, une allégorie ironique et cruelle du capitalisme américain dans sa forme la plus sauvage. C’est également un décor peu représenté au cinéma et à la télévision – le Nouveau Mexique et son désert –, un petit nombre de personnages, une intrigue aux ramifications rares, un humour à la fois constant et constamment tenu, un travail sur le temps d’une éblouissante sophistication : de toutes les séries récentes, celle-ci est la plus originale et novatrice d’un point de vue formel. La seule, peut-être, dans laquelle le récit importe moins que la mise en scène. Il ne faut donc pas seulement se demander comment la télévision a pu s’attacher à un personnage malade, si profondément éloigné de la norme familialiste.

Avec les contributions de :

Emmanuel Burdeau, François Cusset, Thomas Hippler, Raphaël  Nieuwjaër, Jean-Marie Samocki et Philippe Vasset.

Comédie américaine, années 2000

La comédie américaine suscite aujourd’hui un fort intérêt public et critique, notamment lié à l’ensemble des productions réunies sous le nom de Judd Apatow. Une quinzaine de chapitres de longueur et de registre variés dessinent ici la situation d’un genre désormais omniprésent, au cinéma et à la télévision, sur scène comme dans les vies. Ce sont des fragments et des notes, des légendes et des portraits, des lectures de scènes et parfois de textes. Certains s’attachent à un motif, la honte ou la fortune, la citation ou la métaphore… D’autres proposent des essais de monographie, Ben Stiller, Will Ferrell ou Louis C.K. Traversées d’une culture liée comme nulle autre à l’air du temps ; survols retraçant le chemin d’une inspiration ; aperçus d’Histoire, aussi, où Billy Wilder, Serge Daney et Woody Allen croisent et éclairent Ricky Gervais, Danny McBride et Seth Rogen. Se lève ainsi une série d’hypothèses — critiques, politiques — sur l’actualité et les généalogies de la comédie des années 2000.

Emmanuel Burdeau

Emmanuel Burdeau a été rédacteur en chef des Cahiers du cinéma jusqu’en 2009. Désormais critique cinéma et séries pour Médiapart, il collabore également à plusieurs revues, notamment Vacarme, le Magazine littéraire ou Artpress. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont Comédie, mode d’emploi : entretien avec Judd Apatow et La passion de Tony Soprano chez Capricci.

1915 : Le génocide arménien

Cet essai, qui a connu un grand succès en Turquie, aborde la question de la perception de la « question arménienne » par un journaliste connu pour ses prises de position radicales sur les nombreux sujets problématiques de la période contemporaine : les pouvoirs de l’Armée, la question kurde (à l’intérieur et à l’extérieur de la Turquie) et la mémoire du Génocide… Mais ce journaliste présente un statut particulier de par son appartenance familiale ; il est le petit-fils de l’un des principaux dirigeants turcs des années 1914 à 1918. Ce dernier (Djemal Pacha) fut assassiné en 1921 à Tiflis par un Arménien. Et une partie de l’ouvrage raconte la perception des proches justement, la manière dont le milieu familial a traité la mémoire d’un événement majeur du XXe siècle, exprimant dans ses silences et zones d’ombre l’attitude générale de la période républicaine. Fourmillant de références au débat interne, à la myriade de données qui permet de situer la complexité des réticences et des bloquages d’un pays où a régné une éducation de l’oubli, le livre de Hasan Cemal permet d’engager le procès de l’historiographie avant de faire celui de l’Histoire.