L’Empire de l’université

En publiant Sur la télévision en 1996, Pierre Bourdieu provoqua une violente polémique. Sans doute parce qu’il contestait au « journalisme » le droit d’évaluer la production intellectuelle. Cette controverse a contribué à façonner le paysage culturel dans lequel nous vivons. En réalité, cette prise de position était l’aboutissement d’un processus commencé vingt ans plus tôt : des auteurs comme Foucault, Deleuze ou Derrida, qui s’étaient tous appuyés sur le dehors de l’Université (et notamment sur les journaux) pour imposer leurs travaux contre le conformisme académique, en vinrent eux aussi à s’inquiéter des nouvelles conditions de circulation du savoir. Geoffroy de Lagasnerie montre comment s’est installée l’idée, aujourd’hui partout ressassée, que défendre la pensée impliquerait de défendre l’Université et son « autonomie ». Et, s’appuyant sur d’autres analyses de Bourdieu, il plaide au contraire pour qu’on retrouve le lien consubstantiel qui unit la pensée critique à la multiplicité des paroles « hérétiques ».

Bartleby

Après avoir décrit son cabinet d’homme de loi, lieu sinistre cerné par les grands murs sombres des immeubles avoisinants de Wall Street, et ses clercs, qui évoquent irrésistiblement les personnages les plus comiques de Dickens, le narrateur de cette Histoire de Wall Street rapporte comment Bartleby, qu’il avait recruté comme copiste, refusa obstinément de répondre à tous les ordres et à toutes les demandes, sollicitations et supplications qui lui étaient adressés, leur opposant une même formule : « J’aimerais mieux pas » (I would prefer not to), et entraînant par là le dérèglement de tout son univers.

Les portraits cocasses et mordants dressés par Melville et l’évocation émouvante d’une figure christique aux prises avec le pharisaïsme de ses contemporains laissent ouverte la question du sens de ce récit : si la formule de Bartleby perturbe le narrateur et son petit monde, elle vient aussi troubler les interprétations du texte que le lecteur pourrait se risquer à avancer. C’est sans doute l’une des raisons de la fascination que n’a pas cessé d’exercer Bartleby sur ses lecteurs.

Éric Fassin

Éric Fassin est sociologue et américaniste (École normale supérieure). Il est l’auteur, avec Daniel Borrillo et Marcela Iacub, d’Au-delà du pacs (PUF, Paris, 1999) et, avec Clarisse Fabre, de Liberté, égalité, sexualités. Actualité politique des questions sexuelles (Paris, 10/18, 2004).

Humain, inhumain

Humain, inhumain regroupe cinq entretiens, accordés par Judith Butler entre 1994 et 2004, qui marquent autant d’étapes de son travail, des premiers écrits sur le genre aux interventions récentes sur la « guerre contre le terrorisme » en passant par Ces corps qui comptent, et qui constituent l’occasion d’un effort de clarification, d’un regard rétrospectif visant à dégager les continuités et les évolutions du travail en cours, tout en apportant des éléments de réponse aux débats et aux objections soulevés par les thèses de l’auteure. À travers eux apparaît la préoccupation centrale et constante de la philosophe américaine, de Trouble dans le genre à Vie précaire : la façon dont les normes qui nous constituent et les identités qui nous définissent contribuent à établir la frontière qui sépare l’humain de l’inhumain.

Neil Lazarus

Neil Lazarus est professeur de littérature anglaise et de littérature comparée à l’université de Warwick. Il est l’auteur de Resistance in Postcolonial African Fiction (1990) et de Nationalism and Cultural Practice in the Postcolonial World (1999).

Penser le postcolonial

À l’heure où se développent des débats sur le passé/présent colonial de la France, voici la première introduction générale au très riche champ des postcolonial studies à être publiée en français, ouvrage de référence rédigé dans une perspective critique par certains des meilleurs spécialistes anglophones de la question. Trente années de recherches et de discussions sont ainsi rendues accessibles au public francophone au moment où ce domaine d’investigation transdisciplinaire arrive à maturité et opère un retour critique sur sa propre histoire. Les lecteurs trouveront dans ce volume un exposé des concepts clés, des méthodes, des sources intellectuelles, des théories et des débats qui se sont développés au sein des études postcoloniales. Les différents contributeurs dePenser le postcolonial explorent à la fois les grandes expériences historiques qui constituent le passé et le présent de la « condition postcoloniale » (l’impérialisme, l’anticolonialisme, la décolonisation, la globalisation) et les conditions historiques, sociologiques et idéologiques de l’émergence des études postcoloniales, ainsi que leurs implications théoriques et politiques.

Organes sans corps

En engageant la pensée deleuzienne en territoire philosophique « ennemi », en la confrontant à celles de Lacan et de Hegel, Slavoj Žižek s’efforce de penser Deleuze – et de penser avec lui – hors des sentiers battus. S’appuyant comme à son habitude sur l’analyse d’objets culturels en apparence hétérogènes, de Hitchcock à Fightclub en passant par la théorie psychanalytique, Žižek détourne la pensée deleuzienne et expose une ligne de divergence qui traverse la pensée critique contemporaine : peut-on ne pas être spinoziste aujourd’hui ?

Ce faisant, il propose à ses lecteurs une manière inédite d’appréhender les termes du débat contemporain sur la mondialisation, la (dé-)démocratisation et la « guerre contre le terrorisme ». Il définit par là ce qui constituerait, selon lui, un acte véritablement politique en ces temps obscurs.

James C. Scott

James C. Scott est professeur de science politique et d’anthropologie à Yale University. Il est notamment l’auteur de The Moral Economy of the Peasant : Subsistance and Rebellion in Southeast Asia ; Weapons of the Weak : Everyday Forms of Peasant Resistance ; et de Seeing Like a State : How Certain Schemes to Improve the Human Condition Have Failed.

Christelle Taraud

Christelle Taraud est historienne, elle enseigne dans les programmes parisiens de Columbia University of New York et de l’Institute for The International Education of Students (IES), et elle est chercheuse associée au GTMS (Genèse et transformation des mondes sociaux). Elle est l’auteure de La Prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc, 1830-1962 (Payot, 2003) et de Femmes orientales dans la photographie coloniale, 1860-1910 (Albin Michel, 2003). Elle a été présidente de l’association Marie Pas Claire et fait partie du conseil d’administration de l’association Archives du féminisme.

Les Féminismes en questions

Ce recueil vise à examiner, au travers d’entretiens, les conflits et les contradictions qui traversent le féminisme – d’où le pluriel du titre : il s’agit non pas de penser ce qui fait son unité, mais plutôt de tracer les grandes lignes d’une cartographie des tensions qui le constituent. Les questions qui ont interpellé et divisé récemment les féministes et l’opinion se trouvent donc au cœur de ce livre : le foulard islamique, le harcèlement, la parité, la procréation médicalement assistée, la prostitution, les violences sexuelles et domestiques… Les Féminismes en questions voudrait ainsi montrer, pour s’en réjouir, que les débats parfois emportés qui opposent les différentes sensibilités de la mouvance féministe, ainsi que l’éclatement relatif de celle-ci, indiquent qu’avec le féminisme nous sommes en ce lieu éminemment conflictuel de l’espace social où sont mises en question les identités de genre et les sexualités.

Entretiens avec Christine Bard, Marie-Hélène Bourcier, Christine Delphy, Éric Fassin, Françoise Gaspard, Nacira Guénif-Souilamas et Marcela Iacub.

Vie précaire

Dans le monde de l’après-11 septembre et de la « guerre contre le terrorisme », qui bénéficie du statut d’être humain ? Quelles vies sont jugées dignes d’être vécues, quelles morts d’être pleurées ? Comment éviter que le deuil et la douleur n’aboutissent à l’intensification du cycle de la violence et de la contre-violence ? Comment préserver une sphère publique où le déploiement de la pensée critique reste possible ? Ce sont ces questions qu’explore ce livre au travers de l’analyse de la censure et de l’anti-intellectualisme aux États-Unis, de la condition des prisonniers de Guantanamo et de l’accusation d’antisémitisme récurrente dans les débats sur le conflit israélo-palestinien. Selon Judith Butler, la réaffirmation violente de la souveraineté impériale des États-Unis repose sur la dénégation des limites de cette souveraineté et constitue une forme de compensation désastreuse à la vulnérabilité et à l’interdépendance qui caractérisent fondamentalement le monde actuel. Pour mettre un terme à cette logique destructrice, il est nécessaire de prendre acte de celles-ci, mais aussi de faire en sorte que le travail de deuil dans lequel la société américaine est engagée inclue certains morts dans l’espace public – précisément ceux qui aujourd’hui ne comptent pas.

Gopal Balakrishnan

Gopal Balakrishnan est chercheur associé en sciences sociales à l’université de Chicago et membre du comité de rédaction de la New Left Review. Il a assuré la direction de deux ouvrages collectifs : Mapping the Nation (avec notamment des contributions de Benedict Anderson, Ernest Gellner, Jurgen Habermas et Eric Hobsbawm) et Debating Empire (avec notamment des contributions de Stanley Aronowitz, Giovanni Arrighi, Alex Callinicos et Charles Tilly).

L’Ennemi

Quelle est la part qui demeure vivante dans ce que nous a légué la figure controversée de Carl Schmitt ? Pour tenter d’évaluer son actualité, il convient d’évoquer ce que notre situation historique a de commun avec la sienne : l’incertitude de plus en plus forte qui pèse sur la viabilité de certains aspects fondamentaux du statu quo mondial. Au sortir de la guerre froide, l’affirmation de l’imminence d’une fin libérale-démocrate de l’Histoire et l’extension irrésistible du marché mondial aux dépens des États-nations préfiguraient, pensait-on, les tendances lourdes du quart de siècle à venir. Or, voici tout à coup que certaines de ces caractéristiques majeures de l’époque semblent en voie de dissolution.

Nous assistons aujourd’hui au remplacement controversé des « droits de l’homme » par l’« antiterrorisme » et « le choc des civilisation », à la désignation de l’Islam comme figure de l’ennemi dudit Occident, à la montée inattendue des tensions entre les États-Unis et l’Europe continentale, à la remise en cause, pour la première fois en trente ans, de la crédibilité militaire de l’État américain à mesure qu’une guerre partisane se déchaîne sur les rives du Tigre, à la fragilisation des accords de non-prolifération, ainsi que – et c’est là peut-être l’élément le plus significatif de ce tableau – à la menace de turbulences économiques dues à la dette d’un État américain non solvable et à ses déficits, lesquels pourtant constituent le moteur de l’économie mondiale.

En portant le regard plus loin encore, il est aussi possible de discerner, et peut-être de penser, à nouveau, une politique de négations et d’affirmations radicales. Pour le meilleur ou pour le pire, l’actualité de Carl Schmitt va bientôt devenir plus évidente.

Lacrimae rerum

Le décalage flagrant entre la morne réalité sociale et son image optimiste véhiculée par les médias officiels a poussé Kieslowski, dans un premier temps, à adopter une approche documentaire authentique. Il sera cependant amené à rejeter cette démarche. Vers la fin de Premier amour, un documentaire de 1974 dans lequel la caméra suit un jeune couple pendant la grossesse de la jeune femme, leur mariage, puis la naissance du bébé, on voit le père tenir le nouveau-né dans ses bras et pleurer ; face à l’obscénité de cette intrusion illégitime dans l’intimité de l’autre, Kieslowski réagit en déclarant son « effroi des larmes réelles ». Sa décision d’abandonner le documentaire au profit de la fiction fut ainsi, au sens le plus radical du terme, une décision éthique. On ne peut traduire le Réel de l’expérience subjective qu’en lui donnant l’apparence d’une fiction. Il est de ce point de vue particulièrement significatif que l’œuvre de Kieslowski, dont les commencements sont marqués par cet effroi des larmes réelles, s’achève par l’éclat de larmes fictives. Ces larmes ne résultent pas de l’effondrement du mur protecteur qui empêche les sentiments de s’exprimer en toute spontanéité ; il s’agit de larmes théâtrales, mises en scène, de « larmes en boite » ou, pour citer un poète de la Rome antique, il s’agit des lacrimae rerum, des larmes versées en public pour le grand Autre.