Rose

« Le rose est une technologie du genre particulièrement redoutable. On ne se méfie pas (ou pas assez) de la couleur. »

Tout le monde le sait, « le rose, c’est pour les filles ». De fait, il rattache au féminin tout ce qu’il colore. Tour à tour marqueur de beauté ou de séduction, de douceur ou de naïveté, il contribue à une esthétisation du genre et à la perpétuation de stéréotypes : d’un côté, il rend le féminin superficiel, artificiel, donc paradoxalement invisible ; de l’autre, son association au masculin connote l’efféminement, voire l’homosexualité.
Rose interroge la place singulière que cette couleur occupe en Occident. De sa rivalité avec le rouge à son association à la fleur, en passant par le style rococo et le rendu des chairs dans la peinture ; des premiers colorants roses jusqu’à Barbie ; de l’opposition du bleu et du rose aux divers usages qu’en ont faits la mode, le cinéma, les dessins animés et les jeux vidéo ; de la construction de la préférence pour le rose au rôle qu’il joue dans le marketing, sans oublier la relation ambivalente que les mouvements féministes et LGBTQ entretiennent à son égard, Kévin Bideaux retrace, abondante iconographie à l’appui, la longue histoire sociale, artistique, politique et culturelle d’une couleur devenue une véritable technologie de genre.

La fabrique de la sono mondiale

Les logiques impériales structurent les transferts culturels : la circulation des musiques urbaines d’Afrique centrale en est l’illustration par excellence.

Au cours des années 1970, la rumba, le soukous et le makossa forment une « sono mondiale » dont la circulation entre les continents est lourde d’enjeux politiques. Dans un contexte postcolonial fortement marqué par la persistance d’un impérialisme culturel français, leur renommée dépasse les frontières de l’Afrique centrale pour s’exporter en Europe et en Amérique, grâce à la popularité d’artistes comme Manu Dibango.
Cet ouvrage raconte la singulière histoire de ces musiques urbaines. De l’effervescence culturelle post-Mai 68 à la diffusion du jazz afro-américain, en passant par la promotion intéressée par l’État français d’une world music francophone, Arielle Nganso met en lumière les facteurs qui ont concouru à leur large diffusion et les logiques impériales qui l’ont structurée. Elle souligne les grandes difficultés rencontrées par ces musiciens pour produire et diffuser leur art en France : se heurtant notamment à une conception exotisante de leur musique, ces derniers ont été contraints de la formater aux attentes des oreilles occidentales. Enfin, elle réinvestit la question de la restitution des œuvres d’art africaines, en y intégrant le champ musical.

Technocratisme

La technocratie joue un rôle déterminant en France : elle constitue le vivier de ses élites dirigeantes, tant économiques que politiques. Cet ouvrage propose une plongée dans ce monde fascinant, dont il retrace l’histoire et dénonce les dérives.

En France, les élites dirigeantes, tant économiques que politiques, sont pour l’essentiel issues d’une poignée de « grands corps » d’État : le corps des Mines, celui des Ponts et Chaussées, l’Inspection des finances, le Conseil d’État et la Cour des comptes. Pourtant, bien que la moitié des dirigeants du CAC 40 et trois présidents de la République sur quatre depuis trente ans soient issus de ces lieux de production par excellence de la technocratie française, ceux-ci demeurent largement méconnus du public.
Riche d’une connaissance de première main du système des grands corps et de ses dérives, Alexandre Moatti en propose dans cet ouvrage une critique engagée, à la fois historique et systémique. Il décrypte de manière minutieuse les logiques de carrière qui informent les trajectoires des membres de ces corps et leurs effets néfastes, tant sur l’élaboration des politiques publiques que sur le fonctionnement du secteur privé. Surtout, il montre que la montée en puissance des grands corps s’est accompagnée d’un effondrement de l’éthique de l’État, situation à l’origine non seulement d’une déperdition du lien social en France, mais d’un recul progressif de la démocratie.

La littérature embarquée

Qu’est-ce que la littérature à l’époque néolibérale ?

Les tentatives de politisation de la littérature se sont multipliées depuis le début du siècle, au point qu’il est presque impossible désormais de la déclarer inutile ou sans effets sur le monde social. Tantôt on la présente comme le terrain d’une exploration éthique, tantôt on vante sa capacité à éclairer des réalités cachées, tantôt on en fait une arme pour combattre le storytelling ambiant. En somme, la littérature est redevenue une affaire foncièrement politique. Mais qu’est-ce à dire ? Assiste-t-on au retour en force de l’engagement ou bien à l’essor d’un nouveau paradigme ?
Tel est le problème que propose de clarifier Justine Huppe dans cet essai incisif. À partir d’un large corpus d’œuvres françaises, elle dessine une tendance ou une condition nouvelle, celle de la littérature embarquée, qui, récusant toute position d’autorité et de surplomb, se conçoit comme un moyen d’intervenir sur le réel tout en s’inscrivant dans ce même réel. Cette littérature pense les contraintes économiques et sociales qui pèsent sur elle, explicite les rapports de force dans lesquels elle est enfoncée jusqu’au cou et, ainsi, redéfinit pour aujourd’hui les conditions d’un art politique.

Exploiter les vivants

Une synthèse originale qui replace les rapports de domination au cœur de l’écologie politique.

Selon une ritournelle de la politique contemporaine, « l’écologie commence à la maison » : nous serions, en tant qu’individus, les sujets de la transition environnementale. Les pauvres, rétifs au changement, sont traités en barbares à civiliser ou en climato-négationnistes à combattre. A contrario, les citadins éduqués, éclairés et capables de changer de vie, apparaissent comme les seuls agents de la nécessaire transformation des modes de vie et de production. Le scénario de la rupture populaire avec l’écologie et le récit d’une écologie réservée aux riches se renforcent mutuellement.
Pour sortir de ce cadre culpabilisant et stérile, Paul Guillibert traite du grand absent des pensées écologistes : le travail. Il affirme que, de la plantation coloniale au foyer familial, en passant par l’usine, l’écocide résulte de différentes formes d’exploitation du travail (salarié, servile, domestique). Exploitation des humains, certes, mais aussi mise au travail généralisée des vivants. Replacer la production capitaliste au cœur de la crise, c’est rendre possibles de nouvelles alliances entre travailleurs et écologistes, entre humains et autres qu’humains. Et une écologie vraiment émancipatrice.

Défaire le genre

« Dans la mesure où le désir est impliqué dans les normes sociales, il est lié à la question du pouvoir et à celle de savoir qui peut être reconnu comme humain. »

« Faire » son genre implique parfois de défaire les normes dominantes de l’existence sociale. La politique de la subversion qu’esquisse Judith Butler ouvre moins la perspective d’une abolition du genre que celle d’un monde dans lequel le genre serait « défait », dans lequel les normes du genre joueraient tout autrement.
Ce livre s’inscrit dans une démarche indissociablement théorique et pratique : il s’agit, en s’appuyant sur les théories féministe et queer, de faire la genèse de la production du genre et de travailler à défaire l’emprise des formes de normalisation qui rendent certaines vies invivables, ou difficilement vivables, en les excluant du domaine du possible et du pensable. Par cette critique des normes qui gouvernent le genre avec plus ou moins de succès, il s’agit de dégager les conditions de la perpétuation ou de la production de formes de vie plus vivables, plus désirables et moins soumises à la violence.
Judith Butler s’attache notamment à mettre en évidence les contradictions auxquelles sont confrontés ceux et celles qui s’efforcent de penser et transformer le genre. Sans prétendre toujours dépasser ces contradictions, elle suggère la possibilité de les traiter politiquement : « La critique des normes de genre doit se situer dans le contexte des vies telles qu’elles sont vécues et doit être guidée par la question de savoir ce qui permet de maximiser les chances d’une vie vivable et de minimiser la possibilité d’une vie insupportable ou même d’une mort sociale ou littérale. »

Carlo Bonomi

Carlo Bonomi est psychanalyste formateur et superviseur au sein de la Société italienne de psychanalyse Sándor-Ferenczi. Président de l’International Sándor Ferenczi Network (ISFN), il est corédacteur en chef de The Wise Baby/Il poppante saggio et membre du comité éditorial de l’International Forum of Psychoanalysis.

L’effacement du traumatisme

L’invention de la psychanalyse est le produit d’un traumatisme inavoué et refoulé qui s’est logé au cœur du système de pensée de Freud.
Sa découverte conduit Carlo Bonomi à proposer un récit inédit de la fondation de cette discipline.


Au cœur de la psychanalyse se loge un traumatisme inavoué. Ce traumatisme, c’est celui que subit Sigmund Freud le jour où il apprend que l’une de ses patientes a failli mourir des suites d’une opération chirurgicale qu’il avait approuvée. Inconsciemment identifiée à une réitération des mutilations génitales subies par Emma Ekstein durant son enfance, cette opération a en effet suscité en lui de profondes angoisses, faisant écho à la fois à sa propre circoncision, au contexte violemment antisémite de l’époque et à ses conflits avec son père.
La prise en compte de ce fait longtemps resté caché conduit Carlo Bonomi à proposer un récit inédit de la fondation de la psychanalyse. Elle permet notamment de comprendre comment, alors qu’il occultait les mutilations génitales subies par les jeunes filles et les femmes, Freud a pu élever la castration au rang de forme a priori du traumatique. Restaurant à la suite de Sándor Ferenczi ce legs tronqué, l’auteur jette une lumière crue sur les origines du caractère à la fois phallocentrique et « héroïque » de la doctrine freudienne, tout en traçant les voies de leur dépassement.

Vidéoactivismes

Comment retourner les armes de la surveillance pour en faire des outils d’émancipation.

Depuis les années 2000, les vidéos partagées sur internet ont pris une place prépondérante dans les luttes sociales et politiques. Partout, du Liban au Chili, des États-Unis à l’Iran, les manifestations, affrontements et autres exactions policières sont documentés par celles et ceux qui les vivent. En France, les Gilets jaunes n’ont pas cessé de filmer, se filmer et partager leurs images. Mais l’image produit-elle des effets concrets ? À quelles conditions peut-elle devenir un outil efficace de contestation des inégalités et des oppressions ?
Pour clarifier ce problème, il faut replacer ces pratiques récentes dans la plus longue histoire des expériences audiovisuelles militantes. Telle est la proposition de ce livre, qui, des premiers groupes ouvriers français aux expériences états-uniennes de guerrilla television, des collectifs argentins combattant l’hégémonie occidentale au médiactivisme italien, revient sur les tentatives de produire d’autres régimes de visibilité et de représentation. Il nous montre que, par-delà les mutations technologiques, la contestation audiovisuelle obéit toujours au même élan fondamental : arracher l’image au pouvoir, se la réapproprier et, ainsi, mobiliser.

Système et style

« De fait, une idée a toujours animé mes fouilles archéologiques : il faut prendre le langage par le biais de la dialectique du système et du style. »

Qu’est-ce que le langage ? Un système de signes fixé, par exemple, dans les traités de grammaire. Mais, ne l’oublions pas, son existence est aussi conditionnée par les manières toujours variées, souvent fautives, dont les sujets parlants se l’approprient : c’est la dialectique du système et du style. Jean-Jacques Lecercle la place au cœur de sa linguistique alternative, dont il livre ici un exposé aussi succinct que lumineux.
La langue, jamais totalement systématique, consiste en un ensemble de normes plus ou moins stabilisées, soumises aux changements que leur impose le « hors-norme » stylistique. Dès lors, elle n’est pas essentiellement un système idéal abstrait qui s’impose à nous de l’extérieur, mais une partie de la praxis, un phénomène à la fois historique, social, matériel et politique. Les signes et la grammaire sont d’abord des produits de l’activité humaine, faits et défaits en permanence par les locuteurs individuels. Si le sujet est effectivement « interpellé » par des règles qui lui préexistent, il a aussi la possibilité de « contre-interpeller » la langue et, ainsi, d’y introduire une dose irréductible de singularité et de variation.