Michael Lucken

Michael Lucken est professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales. Historien spécialiste du Japon moderne et contemporain, il a publié entre autres Les Japonais et la guerre, 1937-1952 (Fayard, 2013), Imitation and Creativity in Japanese Arts from Kishida Ryūsei to Miyazaki Hayao (Columbia University Press, 2016), et Le Japon grec. Culture et possession (Gallimard, 2019).

L’universel étranger

Pourquoi peut-on étudier le Japon en particulier, mais pas l’étranger en général ? Avant tout parce que la conception que l’on se fait de l’universel reste largement monolingue et autocentrée. Liée à l’ignorance – ou au déni – du caractère nécessairement situé de l’étude des réalités étrangères, cette situation tend à reproduire les logiques de domination qui structurent le monde. Il en résulte un face-à-face délétère entre ceux qui n’appréhendent le réel qu’au prisme d’intérêts locaux et ceux qui, se revendiquant universalistes, partent du principe qu’il n’existe pas de frontières.
Pour rompre avec cet état de fait, Michael Lucken propose dans cet ouvrage une réflexion riche et engagée sur la xénologie, dont il expose les principaux jalons historiques et les différentes fonctions : la prédation, la critique, la généralisation et, à l’horizon, la métamorphose des individus et des sociétés. Il dessine ainsi les linéaments d’une forme renouvelée d’anthropologie, plus sensible à la variabilité des imaginaires collectifs. Et montre que c’est seulement lorsque les humains auront une expérience intime de la divergence des points de vue sur le monde que l’universel cessera de leur être étranger.

Le malentendu

Les politiques de l’identité sont-elles vraiment porteuses d’une promesse d’égalité ? Pour Asad Haider, il n’en est rien. Au fil d’une analyse qui convoque tant l’héritage des mouvements révolutionnaires noirs que sa propre expérience de militant aux États-Unis, il montre que la compréhension de la race comme identité constitue une impasse pour la lutte antiraciste et, plus largement, pour les mouvements d’émancipation.
Dévoilant la fonction consolatrice du langage de l’identité et son inscription dans une vision libérale du monde, cet essai propose une mise au point essentielle sur des sujets brûlants comme la perspective séparatiste, la rhétorique des identités blessées ou les traits constitutifs de la blanchité. Il en résulte une critique résolue du paradigme de la victimisation, qui non seulement reconduit l’idéologie de la race, mais tend à naturaliser les inégalités. À ce paradigme, Haider oppose la revendication d’une universalité insurgée : celle qui advient quand est mise en acte une pensée politique réclamant la liberté pour tous.

Inutilité publique

Les grands projets d’aménagement sont une cible privilégiée des mouvements écologistes. Dénoncés comme « inutiles et imposés », ces projets font l’objet de multiples résistances. Pourtant, la notion d’utilité publique est au cœur de leur légitimation par les pouvoirs publics français. Car aux yeux de l’administration, l’utilité publique ne renvoie pas à l’idée générale de bien commun, c’est un principe au nom duquel il est juridiquement possible de transformer l’état du monde – y compris si certaines populations doivent en subir les conséquences. Et la conformité ou non d’un projet à ce principe résulte d’une procédure administrative méconnue : l’enquête publique, mise en scène par excellence du consentement.
Frédéric Graber propose dans ce livre un décryptage minutieux de ce rouage central de l’économie des projets. Retraçant l’histoire de la fiction juridique qu’est l’utilité publique, il montre comment la référence à ce principe, formulé sous l’Ancien régime pour favoriser certains intérêts tout en se prévalant d’une forme de justice, a été maintenue jusqu’à nos jours. Il en résulte un éclairage saisissant sur l’aversion au débat caractéristique de la culture politique française.

Face à l’antibiorésistance

La résistance bactérienne aux antibiotiques constitue l’un des défis majeurs de la santé publique au XXIe siècle. Mais comment la combattre ? La thérapie phagique apparaît comme une réponse possible. Cette pratique méconnue, pourtant centenaire, consiste à utiliser certaines propriétés des virus bactériophages, « mangeurs de bactéries », pour traiter les infections bactériennes. Charlotte Brives en expose brillamment l’histoire, les difficultés et les potentialités : des malades cherchant à soigner des infections chroniques aux collectifs tentant d’établir de nouveaux cadres réglementaires, des recherches en laboratoire à la constitution d’essais cliniques, c’est toute la complexité et la variété des relations entre humains, phages et bactéries qu’elle met au jour.
Il ne s’agit plus, en effet, de contrôler et de maîtriser les microbes, mais de composer avec eux. La phagothérapie, elle, respecte ces écosystèmes qu’ont dévastés les formes de production et d’exploitation des êtres vivants rendues possibles par les antibiotiques. Elle n’a certes rien d’un remède miracle, mais elle pourrait préserver les molécules chimiques encore efficaces tout en étant accessible au plus grand nombre.

La norme gynécologique

Parmi les spécialités traitant de la santé des femmes, la gynécologie occupe une place à part : elle ne porte pas sur un moment particulier de la vie corporelle, comme la maladie, la grossesse ou l’accouchement, mais consiste à suivre les patientes sans raison médicale apparente de la puberté jusqu’à la mort. Elle repose donc sur l’idée que les femmes nécessitent un suivi spécifique et régulier en matière de prévention et de contraception.
Ainsi se manifeste la « norme gynécologique », d’autant plus puissante qu’elle est invisible. Pour saisir son fonctionnement et défaire son évidence, Aurore Koechlin a choisi de mener l’enquête auprès de professionnel·le·s de santé et de patientes. Elle examine en féministe, au plus près de l’expérience, le suivi gynécologique, ses étapes et ses effets psychiques, la culpabilité ou l’angoisse qu’il suscite parfois, la normalisation de la douleur qu’il implique, sans oublier les inégalités face au soin. À l’heure où la gynécologie suscite interrogations et critiques, sur la pilule et le respect du consentement des patientes par exemple, ce livre constitue une ressource indispensable, vivante et nuancée, pour comprendre ce que la médecine fait au corps des femmes.

Le style réactionnaire

En matière de littérature et de style, dit-on, les conservateurs révolutionnent et les révolutionnaires conservent. Les amis du peuple parlent le français de Richelieu, les amis de l’ordre jargonnent comme des Apaches. L’idée a la peau dure : remontant au moins à Stendhal, il n’est pas rare de la trouver sous la plume des réactionnaires d’aujourd’hui, chez Houellebecq, par exemple, qui fait dire à l’un de ses personnages que tous les grands stylistes sont des réactionnaires. La droite ferait passer le style avant toute chose. À preuve, Céline, dont il serait dès lors possible d’ignorer les idées antisémites et exterminatrices, ou du moins de les dissocier radicalement du style constitutif de sa grandeur.
Or, Vincent Berthelier le montre, ce discours remplit historiquement une fonction politique. Il se solidifie après-guerre, chez des Hussards soucieux de minimiser l’engagement vichyste ou hitlérien de la droite littéraire et de réhabiliter leurs aînés en les présentant comme des stylistes.
Plus largement, en étudiant un large corpus d’auteurs de droite et d’extrême droite, ce livre ambitieux voudrait repenser les rapports entre style, langue et politique. Il s’intéresse d’abord à la conception du style et de la langue défendue par certains écrivains, tout en proposant des analyses précises de leur écriture. À chaque étape, il s’agit d’explorer la problématique du style à partir des enjeux idéologiques du moment : dans l’entre-deux-guerres (Maurras, les puristes, Bernanos, Jouhandeau), dans la période de l’essor du fascisme et de la Libération (Aymé, Morand, Chardonne), enfin des années 1970 à nos jours, dans la période où s’élabore une nouvelle pensée réactionnaire (Cioran, Millet, Camus, Houellebecq).

Jonathan Sadowsky

Jonathan Sadowsky est professeur d’histoire de la médecine à Case Western University. Il est notamment l’auteur de Imperial Bedlam: Institutions of Madness and Colonialism in Southwest Nigeria et de Electroconvulsive Therapy in America: The Anatomy of a Political Controversy.

L’empire du malheur

Des millions de personnes doivent vivre au quotidien avec la dépression. Mais si cette maladie est désormais couramment diagnostiquée, elle suscite toujours de vives interrogations : comment la distinguer de la simple tristesse ? S’agit-il d’une affection liée au mode de vie moderne ou « occidental » ? Les causes en sont-elles biologiques, psychologiques, ou sociales ? Et comment la traiter ?

Dans L’Empire du malheur, Jonathan Sadowsky propose une mise au point essentielle sur cette forme aussi répandue que méconnue de détresse psychique. Il retrace à cette fin la longue histoire de la dépression et des réponses qui lui ont été apportées : l’apparition de ses différents avatars (comme la célèbre mélancolie), la naissance de la psychanalyse et des psychothérapies, le développement des diagnostics de dépression dans la période de l’après-guerre, et enfin l’essor, à partir des années 1980, de médicaments comme le Prozac. Au fil d’une analyse qui convoque aussi bien les traités médicaux que les récits biographiques, il souligne la dimension fortement inégalitaire de cette maladie. Et démonte une à une les approches qui, par dogmatisme, en viennent à négliger la souffrance qu’elle produit.

Thomas Münzer, théologien de la révolution

En 1525, le prédicateur Thomas Münzer prend la tête d’un soulèvement armé regroupant des ouvriers des mines, des paysans, des hommes du commun. Il traverse l’Allemagne des rives du lac de Constance jusqu’à la Thuringe et la Franconie. Ses cibles, ce sont les seigneurs féodaux et le clergé, diabolique ramassis d’« anguilles » et de « serpents ». Cet épisode est passé à la postérité sous le nom de « guerre des paysans ». Il s’achève en mai 1525 avec la bataille de Bad Frankenhausen, qui signe l’écrasement de l’insurrection. Arrêté, Thomas Münzer est alors torturé, puis décapité.
Entre occultations, oublis et résurgences, Münzer est devenu l’un des noms à travers lesquels se déploient les aspirations, les craintes et les affrontements internes à la politique moderne. Pour la pensée libérale du XXe siècle, il n’est qu’un vulgaire terroriste, un fanatique, précurseur du totalitarisme. Ernst Bloch prend toute cette tradition à contre-pied. Il montre qu’en prônant avec intransigeance une lecture littérale de la Bible, c’est l’égalité concrète de tous avec tous que revendiquait Münzer. Ce qui en fait une figure éternelle de l’utopie, une allégorie de l’émancipation populaire, dont ce maître ouvrage expose avec brio les enseignements.

Les sauvages de la civilisation

« C’est la zone ! » Voilà ce que l’on dit en français courant d’un endroit dont on veut souligner la marginalité ou le dénuement. Ce livre revient à la source de cette expression. Il exhume les mémoires de la Zone, écrite avec une majuscule car elle a d’abord été le nom d’un territoire ceinturant les fortifications de Paris.
C’est au XIXe siècle que la Zone a pris forme, telle une fille illégitime de cette enceinte dont elle a usurpé (on dirait aujourd’hui « squatté ») une bande de terre initialement réservée aux manœuvres militaires. Au tournant du XXe siècle, la Zone réunissait tout un lumpenprolétariat exclu du centre bourgeois comme de la banlieue ouvrière. Dans les représentations collectives, ce peuple des marges agrégeait toutes sortes de « sauvages de la civilisation » dont les chroniqueurs du fantastique social – journalistes, nouvellistes ou chansonniers – ont exploité la pré tendue « dangerosité ».
À partir d’une analyse des histoires et des regards qui ont produit cet ensauvagement, l’ouvrage interroge les différentes façons de désigner, mépriser ou dominer les populations marginalisées. Il étudie aussi la violence qu’on leur prête, souvent pour mieux cacher celle qu’on leur fait.

Posséder la nature

Les dernières décennies ont vu l’essor des préoccupations environnementales, en même temps que l’émergence d’un mouvement en faveur des communs. Malgré cela, les débats sur les enjeux écologiques contemporains ont eu tendance à délaisser la question centrale de la propriété. Une fausse alternative s’est dessinée entre une certaine orthodoxie économique, qui voit dans la propriété privée un cadre optimal d’exploitation et de conservation des écosystèmes, et des visions parfois trop romantiques des pratiques communautaires.

C’est oublier que les formes de la propriété sont consubstantielles aux dynamiques d’appropriation de la nature : des vagues successives de marchandisation à l’instrumentalisation par les États des politiques de protection environnementale, elles sont un lieu crucial où se nouent nature et capital, pouvoir et communauté, violence et formes de vie. À l’heure où le développement des technosciences et les bouleversements géopolitiques internationaux reconfigurent les liens entre environnement et propriété, la nouvelle édition de ce recueil propose un éclairage inédit sur une histoire longue et conflictuelle.


Édition revue et augmentée.