Pierre Tevanian

Pierre Tevanian est professeur de philosophie et coanimateur du collectif Les Mots sont importants. Il est notamment l’auteur de La Haine de la religion (2013), de La Mécanique raciste (nouvelle édition, 2017) et de Mulholland Drive. La clé des songes (2019).

Politiques de la mémoire

Un humoriste qui multiplie les mauvaises blagues sur la Shoah ; des activistes qui le soutiennent en invoquant le passé esclavagiste ; des candidats à la présidentielle qui tiennent à faire connaître leur jugement sur l’histoire coloniale de la France ; des ministres et des éditorialistes qui appellent à retrouver un âge d’or républicain ; des musulmans qui se comparent aux Juifs de l’entre-deux guerres pour alerter sur leur oppression, et se le voient reprocher ; des statues de Colbert déboulonnées, dégradées ou simplement contestées ; des gouvernants qui réhabilitent Napoléon, Pétain ou Maurras… Il faut se rendre à l’évidence : le passé n’en finit pas de ne pas passer – et il n’en finit pas de cliver.

C’est à ces « guerres des mémoires » qu’est consacré ce livre. Contre les rappels à l’ordre qui délégitiment tout dissensus, tout écart par rapport au « récit national », il s’agit ici de déboulonner des « grands hommes » et des « gros mots », et de penser non pas contre, ni sur, mais avec les mémoires « illégitimes » : celles des divers groupes opprimés. Et de renouer ainsi avec le fondement de toute politique d’émancipation : le principe d’égalité.

S’adresser à tous

L’industrie culturelle contient une nouvelle idée de peuple : le public, qui s’offre en effet comme une réinvention du populaire et s’impose par ses chiffres inouïs. Ne manque-t-on pas pourtant une dimension de la question culturelle, voire sa vérité, à penser que plaire au plus grand nombre, c’est s’adresser à tous ? S’adresser à tous fut la visée du théâtre du peuple et de ses avatars modernes – théâtre civique, populaire, public, etc. Le théâtre, à partir de la Révolution française, propose une articulation entre art et politique qui fait de la scène l’un des lieux privilégiés de la construction du peuple. C’est cette exigence qui porte aujourd’hui le nom de culture. Cet essai tente de faire l’analyse et la généalogie des termes qui structurent le discours du théâtre et la construction de son mythe moderne. On y trouvera une issue aux impasses du « théâtre politique » actuel. On y lira surtout les grands énoncés et les scansions propres à notre pensée contemporaine de la culture.

Superyachts

Un superyacht, c’est une embarcation dépassant 24, voire désormais 30 mètres, sous l’effet d’une course à l’allongement. Au début du siècle, on comptait environ 2 000 vaisseaux de ce type dans le monde ; deux décennies et une crise financière plus tard, ils sont trois fois plus nombreux. Loin d’être anecdotique, la plaisance de luxe met en évidence la sécession sociale et le gâchis environnemental des plus riches. Simple lubie de milliardaires au mode de vie extravagant ? Plutôt un reflet du monde comme il va. Non pas démesure, mais mesure – celle du délire général qui a pour nom « ordre social ». Forme contemporaine de la réclusion ostentatoire, miroir grossissant des inégalités, le superyacht nous conduit tout droit aux grandes questions de notre temps, y compris celle de la reconnaissance juridique de l’écocide. De la lutte des classes à la sur-consommation des riches, de l’évasion fiscale à la délinquance environnementale, de l’éco-blanchiment à la gestion différentielle des illégalismes : tirer le fil du superyachting, c’est dévider toute la pelote du capitalisme.

Ce que vaut une vie

Le constat est connu : le contre-« terrorisme » guerrier est bien plus meurtrier que le mal qu’il entend combattre. Plus, il est désormais établi que les moyens qu’il met en œuvre – notamment les bombardements aériens et la torture, dont la pratique est pourtant dénoncée officiellement par les États mêmes qui en font usage – contribuent à nourrir la violence « terroriste ». Comment alors comprendre l’apathie qui mine les sociétés occidentales à ce sujet ?
Pour répondre à cette question, il faut appréhender comment les violences commises par les professionnels de la guerre de l’espace euro-atlantique sont naturalisées, autrement dit, comment se construit l’opposition entre des violences légitimes et d’autres illégitimes. Elle repose sur la constitution de populations entières en purs objets de discours : les « dégâts collatéraux » n’ont en effet pas droit à la parole. Livrant une enquête magistrale sur les discours et pratiques de la guerre contre le terrorisme, Mathias Delori met au jour la manière dont les sociétes libérales, sans déshumaniser totalement les victimes des guerres qu’elles mènent, hiérarchisent incessamment la valeur des vies humaines.

Hot, Cool & Vicious

Communément associé à l’expression d’un discours misogyne, le rap reste un champ musical dominé par des hommes. Pourtant, les femmes l’ont très tôt investi : de la fin des années 1970 à aujourd’hui, de The Sequence à Megan Thee Stallion, en passant par Queen Latifah, Salt-N-Pepa, Lil’ Kim, Nicki Minaj et Cardi B, l’histoire du rap, c’est aussi celle des femmes talentueuses qui se sont emparées de ce genre. Qui ont écoulé des centaines de millions de disques et participé de manière significative au développement artistique et commercial de cette musique, sans pour autant être reconnues à la hauteur de leur contribution. 

Cet ouvrage leur donne enfin la place qu’elles méritent. En rendant compte des rapports de domination et des formes de subjectivation possibles pour celles qui évoluent dans cette industrie, il restitue toute la diversité et la complexité de leur musique. Elles ont ouvert un espace de discussion sur des problématiques relatives à la condition des femmes noires des classes populaires et, à rebours des représentations hégémoniques, fait évoluer les mentalités dans la culture hip-hop sur des sujets aussi brûlants que la race, la sexualité ou les violences de genre. Que cela plaise ou non, la motherfucking bitch era n’est pas près de se refermer.

Et pour écouter la bande originale du livre sur Youtube, c’est par ici !

Keivan Djavadzadeh

Keivan Djavadzadeh est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris 8. Membre du Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation (Cemti), ses recherches portent sur les politiques de représentation dans les musiques et cultures populaires aux États-Unis. Il a publié de nombreux articles sur les questions de genre dans la culture hip-hop.

La Grande Transformation du sommeil

Contrairement à l’opinion courante, le sommeil d’un bloc d’environ huit heures n’a rien de naturel. Cette manière de dormir ne s’est répandue que très récemment, dans le sillage de la révolution industrielle, à la faveur de la généralisation de l’éclairage artificiel dans les villes et de l’imposition d’une nouvelle discipline du travail. Auparavant, le sommeil était habituellement scindé en deux moments, séparés par une période de veille consacrée à diverses activités comme la méditation, les rapports intimes ou encore le soin des bestiaux.

Telle est la thèse révolutionnaire de Roger Ekirch. Son enquête passionnante sur le bouleversement de nos nuits qu’a constitué la disparition, puis l’oubli du sommeil biphasique a doté cet objet d’une historicité qui lui était jusque-là déniée et conduit à l’émergence d’un nouveau champ de recherche, les Sleep Studies. Surtout, cette découverte invite à questionner l’identification de l’insomnie de milieu de nuit à un « trouble du sommeil ». Et à envisager les conséquences d’une transformation qui nous a barré un accès privilégié aux rêves et, par-là, à la conscience de soi.

Les Lumières radicales

Salué comme un classique dès sa parution, cet ouvrage marque un tournant dans l’étude des Lumières et de la modernité. Jonathan Israel y défend l’idée selon laquelle la période qui va de l’âge d’or du rationalisme au siècle des Lumières doit être considérée comme un ensemble. Détournant notre regard de la France et de l’Angleterre – pays qui se disputent habituellement le rôle de centre géographique et historique de cette séquence – et des grandes figures qui, tels Descartes, Hobbes ou encore Voltaire, peuplent les manuels d’histoire et de philosophie, il nous donne à voir un mouvement transeuropéen marqué par l’onde de choc-Spinoza : pendant un siècle et demi, l’Europe a été travaillée en profondeur par le spectre du « spinozisme ». Cette constellation de penseurs radicaux a, par les débats et les polémiques qu’elle a nourris, accompli un véritable travail de sape des autorités établies et redéfini la modernité qui est encore la nôtre. 

C’est cette histoire alternative des origines de l’Europe contemporaine, foisonnante, vivante et incarnée, que Jonathan Israel nous invite à parcourir au fil des pages qui constituent ce monument de l’histoire intellectuelle.

Le Souverain et le Marché

De la Première Guerre mondiale à la montée des tensions entre la Chine et les États-Unis, en passant par la guerre d’Irak, la manière dont les conflits entre États, qu’ils soient armés ou non, s’articulent aux développements successifs du système capitaliste a constitué un problème crucial pour la pensée révolutionnaire. L’enjeu de toute théorie de l’impérialisme est d’y répondre. Ce livre propose une plongée dans les controverses au fil desquelles cette notion a été forgée et son sens disputé, en vue d’éclairer certains des grands débats stratégiques qui animent le camp de l’émancipation.

Les États modernes sont-ils voués à demeurer sous la domination de l’un d’entre eux ? Ou bien assiste-t-on à l’émergence d’une coalition supranationale qui organise le capitalisme au niveau mondial ? Et comment la permanence de souverainetés territoriales interfère-t-elle avec la dynamique du capital ? Autant de questions dont Benjamin Bürbaumer retrace la généalogie, livrant par là une contribution décisive à la théorie marxiste des relations internationales.

Provincialiser l’Europe

L’Europe n’est plus le centre du monde. Pourtant, les catégories de pensée et les concepts politiques occidentaux continuent de régir les discours produits sur les mondes non occidentaux, perpétuant l’idée selon laquelle l’histoire de l’ensemble des sociétés humaines devrait être lue au prisme de l’évolution de ce continent. Or le capitalisme n’a pas réussi à unifier l’humanité. S’il s’est mondialisé, il ne s’est pas universalisé. D’où la nécessité de provincialiser l’Europe, autrement dit de reconnaître que l’appareil scientifique occidental ne suffit pas à comprendre nombre d’éléments des sociétés et des cultures des pays du Sud.
Dipesh Chakrabarty montre dans ce classique de la pensée postcoloniale que le temps historique est pluriel, que les sociétés participent de temporalités hétérogènes constitutives d’une multiplicité irréductible de manières d’être au monde. Ce faisant, il invite à penser la diversité des formes que peut prendre la modernité politique ainsi que des futurs qui se construisent aujourd’hui.